dimanche 31 janvier 2010

Le grand barrage de Caucar



Nous sommes dans l’Elgo des années septante, au début, pour etre précis. Le monde moderne vit de grands changements, l’Europe vient de vivre la fin des annéees soixante et en Amerique du Sud, des berets marchent dans les forets et les jungles vers de grands idéaux de libertés prolétaires. Dans les villes, dans l’autre camp, d’autres berets d’une autre couleur manipulent et dirigent les destinees des pays.

C’est l’époque des dictatures militaires qui en s’appropriant les milliards de dollars provenant de ressources pétrolieres, minières et autres, et avec la complicité de familles d’oligarches sans scrupules vont saquer les sud-americains.

C’est comme ci, à cette epoque, à côté des grands espoirs d’humanité qui naissaient de par le monde, de grandes entourloupes mortelles et honteuses pour l’histoire se deroulaient sur cette partie de la planète…

L’histoire commence hier ou en janvier 1973, c’est comme vous le voulez cher lecteur. La region nord de l’Elgo est composée de trois grandes provinces : Chicar à l’extrême nord, Suscambios, plus à l’est ou “vers l’Orient” comme on dit ici et plus au sud et qui est limitrophe avec la province centrale du pays, la province de Imbayar, théâtre de ce recit.

Plus exactement, nous nous trouvons dans la petite ville de Iburra, capitale de la province de Imbayar. Iburra est une ville de fondation espagnole, une ville “blanche” de par son architecture coloniale et traditionnelle aux façades de cette même couleur. Blanche, elle l’est aussi parce – que historiquement, c’est une hacienda qui se trouvait non loin de Saranze ou Otavalanse la ville indienne.

De nos jours, la ville s’est étendue dans les campagnes, disposant de grandes étendues planes entourées de montagnes lui permettant un dévelopement qui repousse sans cesse les frontières de la ville vers le nord et vers l’ouest. La plupart de ses habitants sont des descendants de migrants qui sont venus des provinces voisines, du pays voisin et des campagnes voisines. Rappelons ici que l’Elgo est encore aujourdhui un pays hautement agricole et qu’il a souffert ces trente dernières années de grandes migrations à la fois internes, des villes aux campagnes mais aussi externes, vers d’autres pays plus au nord du globe.

Mais revenons a Iburra ou hier, je me trouvais à une table, partageant un repas avec des voisins lors d’une reunion de quartier. Mes voisins sont des gens de 50 ans passés pour la plupart. Il y a des docteurs qui promènent leurs caniches tous les jours; des professeurs d’ecoles à la retraite qui jouent et enseignent les echecs; une comptable, elle aussi à la retraite, qui après avoir souffert un gros accident de voiture à ouvert une pharmacie pour rembourser les frais de son opération chirurgicale et qui parle presque comme Frida Kalo...

Je me retrouve donc entouré de tous ces personnages qui me paraîssent être sans veritable histoire même si je sais au fond de moi que toute cette génération à vécu les années septante en Elgo et que cela signifiait dictature, répression et silence de la part de parents, de professeurs, de dirigeants politiques locaux et de hautes juntes militaires.

C’est tout d’abord Ernetso le passionné d’échecs qui commence a parler avec un petit verre dans le nez... Tout-à-coup il se tourne vers moi et il me dit “toi le gringito, tu ne dois sans doute rien savoir de l’affaire Caucar!!!”. Moi je suis venu là pour faire mes brochettes, écouter et parler avec les gens de mon quartier sur les affaires du quartier...

Sans plus, et non je ne connais rien sur l’affaire Caucar comme il dit avec dejà des sons semi liquides dans la gorge qu’on dirait qu’il va pleurer sous peu. Les autres, de la même génération que lui, avec leurs petites histoires toujours à la limite entre les petits bourgeois et la classe moyenne pauvre semblent aquiescer quand Ernesto lance le thème sur la table mais très vite lui clouent le clapet et lui demandent de changer de sujet.

Après tout, le soleil est là, les brochettes de porcs sont délicieuses et on a d’autres choses à faire qu’écouter un vieux rabat-joie qui fait penser au passé, au barrage de Caucar et aux années noires. Ernesto est en train de prendre une vraie cuite et il est tenace, Fabian, un autre voisin, chauffeur de taxi et ex - policier le fait littéralement taire avec une grosse tape dans le dos et l’invite a rentrer chez lui, après tout il est 5 heures de l’après-midi et en Elgo, la nuit tombe à 6 heures pile. Ernesto lui retourne la tappe presque dans sa FACE et rentre chez lui en dandinant de la tête et en souhaitant une bonne nuit à tout le monde, “j’ai mieux a faire, dit-il, je vais me coucher”.

Dans cette tappe de bons voisins si l’on peut dire, je ressens toute la decharge de trente ans de lutte pour parler et pour faire taire, l’Histoire ici sent le souffre et dans les manuels scolaires, toute l’Histopire d’un pays se limite aux batailles glorieuses, au liberateur glorieu mais limité parce-que trop seul, aux symboles patriotiques et aux paroles des hymnes de la ville, de la province, du pays etc. À propos, on en viendrait presque à avoir un hymne pour le quartier…

En tous cas, je ne sais rien de la fameuse affaire Paucar et c’est pas aujourdhui que j’en saurai plus. Tout le monde rentre chez soi… Ce fut un bel après-midi entre voisins où nous avons decidé qu’il y avait trop de délinquance dans le quartier et que le comité devra envoyer une office au Maire de la ville pour qu’il installe une aubette à police dans les 500 mètres alentours. Le secrétaire et ex policier Fabian s’en chargera. À vrai dire, il n’y a pas delinquance dans ce quartier mais tout le monde s’en fout pas mal et l’insécurité est le seul sujet de conversation et de préocupation pour ces petites gens petits bourgeois. Moi qui voulait dévier la route des bus qui provoquent des vibrations dans mon living, moi qui voulait questionner les friches laissées a l’abandon et proposer un parc à vélos, moi qui voulait... Je n’ai rien dit, je n’ai pas osé, sans doute atteint du même syndrome que tout le monde ici, celui qui fait oublier les preoccupations et qui te fait vivre ta petite vie tranquille parce-que t’auras moins d’ennuis et où les seuls tracas possibles seront les crottes de chiens.

L’histoire pourrait se terminer là mais c’est sans compter sur cette rencontre que j’ai fait il y a peu. En effet, dans un bar tenu par des italiens, je me retrouve en compagnie d’un pote et nous discutons de choses et d’autres, de la vie, du pays, du quartier et des personages du quartier etc. Arrivent plus tard deux couples, ce sont des amis et on les invite à notre table. Eux sont des rescapes si l’on peut dire. Ils ont la cinquantaine, toujours ensemble, ils ont “vecus” la dictature, ont lutté contre elle et y ont survecus. Ce soir, ils sont venus avec M., elle est veuve mais toujours alègre et toujours prête à aller boire un verre.

Nous continuons a parler de choses et d’autres : le president de la Nation et son goût de la provocation envers qui que ce soit; cela deplaît à Jorge qui s’en prend a celui qui dit –il est “bon mais con” et qui malgre tout continue a garder la confiance de la majorité des equatoriens. Le thème de la hausse des prix des aliments ne fait pas long feu à la table des conversations et la reforme des universités occupe le gros du debat avec un solo magistral de F. qui défend la reforme des universités envers et contre tout “comme si cela s’agissait de l’apanacée” dira J. pour calmer les hardeurs de F. C’est vrai après tout que cette fameuse réforme voudrait changer les choses mais les mauvaises habitudes de la masse de fonctionnaires enracinés et…

F. veut relancer adroitement le débat mais le mot CAUCAR vient congeler toute tentative. Le petit gringot a laché le mot tabou, celui du debat jamais entrepris de l’affaire du barrage de Caucar, et, je le comprends à cet instant, celui qui a traumatisé toute une region et sans doute aussi toute une génération. Un long silence s’installe à la table des conversations, on n’entend même plus le titillement des verres de vins, plusieurs cigarettes s’allument, des regards plus ou moins inquiets se croisent et c’est F., la belle cinquantenaire qui rompt le silence.

“Le barrage de Caucar fut l’une des grandes oeuvres du Président et Général des armées Agustín Ricochet, commence-t-elle... Cela avait d’abord commencé par une bonne gestion d’un projet qui voulait réguler l’arrivee massive d’eau des fleuves de la Région amazonienne et qui, régulièrement inondait la partie orientale du nord du pays. Plus tard, avec l’appuit des USA, on voulut construire trois mini barrages en aval des deux grands fleuves amazoniens de l’Equateur mais tres vite on préféra un immense barrage situé sur le territoire d’un village appelé Caucar. Le projet, beaucoup plus cher et qui allait effacer de la carte plusieurs villages indiens se concretisera coûte que coûte, ainsi en avait decidé la junte militaire au pouvoir dans ces années-la. Au nom du progret, du développement national et du petit dictateur propore sur lui, l’eau serait la source d’expansion nationale et d’independance grâce a l’électricite que le grand barrage de Caucar produirait.”

Aujourd’hui, les coupures d’electricité sont encore fréquentes dans le pays mais certains disent que cela n’a rien de comparable avec la situation d’il y a trente ans. J’en deduis que la construction du barrage de Caucar a donc servi à quelque-chose. Mais alors pourquoi ce long silence, pourquoi ces mines si tristes et de rejet lorsque le sujet Caucar vient dans les conversations ? Que s’est-il passé de si grave ? Qu’a-t-on fait de si horrible au nom de la construction de ce fameux barrage ? Ce grand projet historique des années septante qui pourvoit trois provinces en électricité et en eau possède-t-il des fissures incurables dans les coeurs et les souvenirs des équatoriens ?

“La mort, la muerte” dit F. dans sa litanie. Tout le monde soupire et elle continue à raconter, les tables voisines a la nôtre ne peuvent s’empécher de nous regarder avec de grands yeux et d’écouter ce temoignage poignant qui déchire les veines de l’Amerique Latine.

“Les faits sont les suivants dit-elle avec une froideur qui fait aussi mal qu’un bloc de glace qui se détache du Pole Nord… Le 29 janvier 1973 au petit matin, des centaines de personnes sont mortes suite aux explosions entreprises pour la construction du grand barrage : le général propret et sûr de lui n’avait pas pris la peine d’évacuer les populations locales.”

Ce jour-là, quelqu’un a filmé le drame et sur la pélicule vieille de trente ans, on peut voir très clairement, à plusieurs kilomètres de là, trois ponts qui sautent et des vehicules en transit qui volent en l’air, ensuite, la gigantesque arrivée d’eau engloutit des centaines de maisons noyant plusieurs centaines d’habitants.

Le Mari de F. est mort ce jour-là, il était ingenieur et soutenait une autre version du projet. Il etait resté dans la zone dangereuse avec les habitants qui s’opposaient au projet. Mais personne ne savait ce qui allait se passer ce jour froid de janvier 1973... Des centaines de batons de dynamites avaient été placés pendant la nuit et allaient balayer la vie et celle de centaines de villageois agriculteurs pour qui le projet devait soi-disant améliorer l’ existence.

C’est l’histoire des pays d’Amérique Latine qui est en cause dans cette histoire, la bêtise humaine des dictatures, digne des plus grands genocides qui, au nom du progrès et de la course au developpement national n’ont pas regardé les centaines de vie noyées dans les eaux du Caucar. Cette tache noire de l’histoire de l’Elgo n’existe pas dans les livres d’école. À l’époque, le silence a vite fait place à la fureur suite à l’opération Caucar...

Dans les semaines qui suivirent, il y eu des rassemblements, des témoignages d’horreur de quelques rescapés mais tout cela fut bien vite engloutit par la répression de l’armée et de la police nationale et par la propagande de tous les journeaux de l’époque.

L’histoire officielle retiendra avec le temps que même si le petit dictateur Ricochet aura maintenu le pouvoir durant quatre annees grace aux intrigues, à la repression militaire et aux grandes magouilles, son oeuvre magistrale restera le grand barrage de Cauca qui à l’origine devait s’appeler Barrage du Progres, si ce n’avait pas été sans la perspicacité d’un haut fonctionnaire de l’époque qui changea le nom dans les cahiers officiels en hommage aux populations perdues des village de Caucar.

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